« Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l'intelligence des animaux ? ». La question peut paraître rhétorique. Comment nous, les humains, trônant au sommet de la pyramide de l'évolution, pourrions-nous ne pas comprendre des espèces inférieures ? La conscience, le langage, l'utilisation d'outils... Autant de capacités dont nous serions doués et les animaux dépourvus. D'un côté les hommes, l'intelligence et la culture ; de l'autre les animaux, l'instinct et la nature. Là où l'homme élabore des outils et des stratégies complexes, à force d'apprentissage, pour s'extraire des lois de la nature, l'animal ne fait que répondre bêtement à des stimuli, en adéquation avec les forces innées qui définissent son espèce. L'homme a créé les Nations-Unis. Le loup continue à pisser sur les arbres pour marquer son territoire.
Sauf que... Comment puis-je expliquer alors la technique de chasse des orques en Arctique ? Consistant à se mettre en rang serré (communication donc langage?), les orques avancent ensemble (coopération donc conscience de soi?) vers une plaque de glace sur laquelle se trouve un phoque, dans le but de former une vague (outil de chasse donc intelligence supérieure?) qui délogera la proie de son refuge. De plus, des scènes ont été filmées pendant laquelle les bandes d'orques renouvellent la technique plusieurs fois, sans manger le pauvre phoque tombant pourtant à l'eau ; non pas par sadisme (ce que nous aurions tendance à interpréter comme tel en tant qu'observateur humain!), mais très vraisemblablement par souci pédagogique à l'égard des jeunes orques assistant au spectacle (démonstration donc apprentissage?). A fortiori, quand on sait que d'autres groupes d'orques à travers le monde sont capables, pour chasser l'otarie, de s'échouer sur le rivage avant de regagner la mer, alors même que les orques en Arctique n'éprouvent pas cette technique, il est en droit de se poser la question de la culture animale. Tels les Inuits de la banquise et les Papous de la jungle développant au fil des siècles une culture particulière pour s'adapter à leur environnement, les orques ne seraient-ils pas des êtres culturels ?
Durant le XXème siècle, la science semble avoir sous-estimé le règne animal à force d'omettre que Darwin, il y a plus de 150 ans, avait pleinement réinsérer l'humain dans ce même règne. Dans Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l'intelligence des animaux ?, le psychologue et primatologue Frans de Waal amène heureusement le lecteur à se poser les bonnes questions sur l'intelligence animale, afin de sortir d'une dichotomie homme/animal qui lui paraît construite sur des représentations et des expériences erronées. Questionner l'intelligence des animaux, c'est aussi s'interroger sur l'intelligence humaine.
La force de l'ouvrage de Frans de Waal, à mon avis, réside dans la pédagogie de son propos. Même si l'éthologie (étude du comportement animal), la psychologie ou la neurologie ne sont pas des disciplines qui président chez vous par un dimanche pluvieux, les démonstrations scientifiques s'avèrent toujours accessibles et permettent de prendre beaucoup de plaisir à parcourir le livre. En plus de conter quantité d'anecdotes plus croustillantes les unes que les autres sur les capacités mentales des animaux, Frans de Waal délivre avant tout un excellent précis sur les différentes disciplines et approches théoriques gravitant autour de la question, pour mieux en cerner les enjeux. Par là même, il interroge les méthodologies employées pour évaluer l'intelligence. Peut-on réellement parler d'expérience à valeur scientifique lorsque l'on compare l'intelligence d'un enfant avec celle d'un chimpanzé, lors d'un test pensé par l'homme et réalisé dans un contexte humain ? Je me demande comment le chimpanzé en question jugerait ce même enfant, perdu dans la forêt équatoriale au beau milieu d'un groupe de primates. Verrait-il briller dans les yeux du petit une intelligence supérieure ? Pas sur du tout...
Pour mieux appréhender ces difficultés méthodologiques, Frans de Waal met le concept de cognition évolutive au centre de ses recherches. La cognition peut se définir comme « le processus par lequel des systèmes naturels (…) acquièrent des informations sur le monde, en construisent des représentations, les transforment en connaissance (…), puis les mettent en œuvre dans des activités, des comportements ou des fonctionnements » (www.universalis.fr). Rapportée à l'évolution, il s'agit dès lors de regarder « chaque espèce comme étant le produit de l'évolution liée à son environnement » (Frans de Waal). Le cassenoix moucheté, oiseau habitant des zones d'altitude recouvertes par la neige plusieurs mois dans l'année, a développé une cognition le rendant capable d'enterrer des graines à de nombreux endroits au cours de l'été, avant de les retrouver sous d'épaisses couches de neige, « sans chercher », lorsque les réserves de nourriture dans la nature s'amenuisent. Le tout avec une « cervelle de moineau »... Et sans compter qu'il mémorise que telles graines plus mûres devront être consommées en priorité ! On serait évidemment tenté de qualifier la mémoire de cet oiseau de « hors normes », mais Frans de Waal nous en garde. En effet, son grand combat consiste à faire reculer notre vision anthropocentrée de l'intelligence, consistant à comparer les autres espèces à la notre. Les capacités de mémorisation du cassenoix ne sont exceptionnelles que si nous les comparons à nos capacités. Peut-être que la matriarche d'une troupe d'éléphants du désert de Namibie les trouveraient somme toute banales, comparées aux souvenirs très lointains qu'elle évoque parfois pour mener les siens vers des sources d'eau enterrées à une centaine de kilomètres.
Il est en fait inutile, voire contre-productif, de comparer la cognition d'animaux (humains compris) qui vivent dans des environnements aussi différents que la mer, la haute montagne, la jungle tropicale ou urbaine. Un peu de la même manière qu'il est vain d'essayer de comprendre les us et coutumes d'une tribu amazonienne en adoptant un regard occidental, il s'avère extrêmement compliqué de s'imaginer l'univers mental des chauve-souris à travers notre propre vision du monde. Dans le premier cas, nous ne pouvons que partiellement prendre la réelle mesure des relations organiques et philosophiques qu'entretiennent les peuples amazoniens avec la forêt, comme on peut le remarquer en visionnant l'excellent film Le chant de la forêt ; dans le deuxième, nous ne sommes pas capables de nous représenter le monde subjectif vécu par les chauve-souris, qui se déplacent et chassent non pas par la vue, mais essentiellement grâce à l'écho que leur renvoie les ultrasons qu'elles émettent (l'écholocation). A mon avis, lors d'un voyage culturel comme lors d'un safari, le touriste soucieux de comprendre devrait toujours, autant que faire se peut, tenter de se mettre à la place de ce qu'il est en train d'observer. Sans essayer, même imparfaitement, de rentrer quelques instants dans le monde mental d'êtres différents, le voyageur ne peut que passer à côté de l'essentiel. Baptiste Morizot, dans Sur la piste animale, encense à ce propos le perspectivisme des peuples amérindiens. Chez ces derniers, les relations avec de nombreux êtres vivants non humains s'établissent sur un pied d'égalité. L'empathie envers le jaguar ou l'arbre centenaire relève alors des mêmes logiques que celle entretenue avec les êtres humaines, les amérindiens prenant donc davantage les perspectives des animaux dans leur manière d'appréhender l'espace naturel.
D'où l'importance de la pédagogie, dans nos sociétés coupées de la nature, pour détenir les connaissances nécessaires à cet état d'esprit... « Oh qu'il est chou ce chimpanzé à épouiller son copain ! » s'entendrait plutôt, dans la perspective du primate : « Faut que je lui enlève un maximum de parasites à ce gros loubard, je vais avoir besoin de ces muscles contre les petits jeunes qui tournent autour de Josette et qui se verrait bien devenir les rois ici ! ». Difficile de ne pas bercer un tantinet dans l'anthropomorphisme, désolé ; mais là où l’œil inaverti voit de mignons câlins, le regard averti y décèle une manœuvre politique.
L'ouvrage de Frans de Waal va donc bien au-delà de la description pure et simple de l'intelligence de tel ou tel animal. Il permet avant tout d'adopter une nouvelle posture mentale pour interroger les dichotomies homme/animal et culture/nature qui semblent, au regard des recherches récentes, aller beaucoup moins de soi. Comme le disait déjà Darwin, le père de l'évolution, cité au début du livre : « Si considérable qu'elle soit, la différence entre l'esprit de l'homme et celui des animaux les plus élevés n'est certainement qu'une différence de degré et non d'espèce ».
A l'heure de la prise de conscience écologique, nous devrions donc diamétralement revoir notre rapport à la nature et prendre conscience que disparaissent chaque jour des êtres vivants, non pas inférieurs, mais différents, dont beaucoup ont des capacités cognitives à nous faire rougir d'envie. Et l'on n'évoque ici même pas des arbres...
Maxime Lelièvre
Et pour d'autres zestes de nature, culture et voyage...
Ou comment rentrer en empathie avec les animaux que l'on piste est de nature à changer notre rapport à la nature...
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