« Considéré comme le premier roman écologique », Les Racines du ciel a été récompensé du Prix Goncourt en 1956. Romain Gary, son auteur, alias Romain Kacew de son vrai nom, livre ici une œuvre visionnaire sur les ravages que l'Homme moderne fait subir à la nature.
Par l'intermédiaire du combat de son personnage principal, Morel, pour les éléphants d'AEF (Afrique Equatoriale Française, ancienne entité administrative coloniale d'Afrique centrale), Romain Gary dresse le portrait d'une terre sauvage africaine aux proies à l'économie coloniale capitaliste, aux croyances et aux besoins des populations autochtones, et aux nationalistes africains.
Bien au-delà de la « simple » dénonciation, le récit souhaite nous amener à intégrer, ou plutôt à puiser au plus profond de soi, les forces salvatrices que le sauvage est susceptible d'apporter à l'humain. Là où le discours dominant actuel exhorte l'Homme à préserver les ressources pour sa propre survie, Gary nous invite aussi à concevoir la vie sauvage comme une composante constitutive de notre humanité.
Marqué par le contexte de l'après Shoah et du colonialisme, il défend la nature pour sa beauté intrinsèque. L'Homme aurait un besoin physique, sensoriel, voire métaphysique, de la nature pour s'affranchir des règles de la société liberticide dans laquelle il s'est enfermé. La nature est une marge, comme la considère Morel, qui émancipe l'Homme si tant est qu'on lui laisse la place de s'exprimer. Dans cette perspective positive de la protection de l'environnement, il n'est donc pas question d'opposer écologie et progrès humain, puisque si l'on supprime les animaux sauvages, c'est aussi notre liberté et nos aspirations profondes qui en feront les frais.
Il me suffit de penser aux voyageurs que j'accompagne en safari en Namibie, ébahis et arborant un sourire d'enfant devant les troupeaux d'éléphants, pour souscrire à cette vision écologique, bien plus moderne en 1956 que nombre de conceptions contemporaines. Le positivisme poussé par Morel me fait l'écho des ouvrages Devant la beauté de la nature d'Alexandre Lacroix et de Histoire d'une montagne de Elisée Reclus, dans le fait que nous aurions tous en nous ce désir brûlant d'espaces naturels, pour ce qu'ils nous ressourcent, nous parlent de nos origines.
Le rationalisme moderne, nos vies connectées, l'industrie du spectacle, représentent à mon avis autant de filtres susceptibles de nous éloigner de cette beauté si réconfortante, si accessible (pas forcément besoin d'éléphants africains, les hirondelles volant dans un crépuscule d'été peuvent suffire!), mais la lecture d'un tel ouvrage et sa diffusion peuvent être source d'optimisme pour l'avenir. C'est en nous... Le tout est de comprendre comment le faire émerger !
L'avantage de ce récit polyphonique, c'est-à-dire laissant la place à de nombreux protagonistes de s'exprimer longuement, c'est qu'il ne s'enferme pas dans une certaine complaisance vis-à-vis de son propos. Même si ce dernier tend bien sur à la protection des éléphants, le roman, pour être d'autant plus percutant, relaie les logiques internes d'autres acteurs de l'Afrique coloniale. Du chasseur qui tue pour conjurer une existence « bouffée » par la peur de vivre au chasseur qui capture pour les zoos mais qui admire et connaît mieux que personne les éléphants ; du biologiste convaincu adepte des luttes écologiques à la serveuse qui adhère à la cause par un cri du cœur spontané ; du technocrate français qui estime que les éléphants ne seront en danger que le jour où il n'y aura que quelques spécimens en liberté au leader nationaliste africain qui considère que l'Afrique doit se débarrasser des éléphants pour faire entrer les peuples dans la modernité... La complexité des points de vue souligne à la fois les divergences et les traits d'union qui peuvent exister au sujet de la protection de la faune. Le livre connaît donc de mon point de vue quelques longueurs dans sa première partie, mais à le mérite indéniable d'aller au fond de la réflexion pour sortir d'une vision purement « écolo-centrée ».
Et puis, comme Le lion de Kessel, Les Racines du ciel nous font avant tout voyager dans l'Afrique sauvage, aux paysages variés et à la faune omniprésente, celle que j'aime tant.
60 ans après la parution du livre, la portée positiviste du propos peut paraître angélique puisque la population d'éléphants d'Afrique est passée de 3-5 millions au début du XXème siècle, à environ 400000 de nos jours. Pas de quoi se réjouir... Et pourtant les chiffres globaux cachent d'énormes disparités géographiques. Lorsqu'un Etat est stable et mise sur le tourisme (sur cet appel de la nature de nombreux citadins coupés du sauvage?), les populations d'éléphants ne déclinent plus, voire augmentent (en Namibie, au Botswana, en Afrique du Sud par exemple).
A ce titre, j'ai été un peu choqué par la levée de bouclier occidentale quasi-unanime face à la restauration de la chasse à l'éléphant au Botswana. Je m'explique.
Au même titre que la Namibie, ce pays représente depuis plusieurs décennies l'un des fers de lance de la protection de la nature et compte pas moins d'un tiers des éléphants africains (135000) sur son territoire. Non pas que je sois ravi de l'abattage de 400 bêtes par an (on parle a priori de ce quota) par des chasseurs professionnels ou des locaux, mais que de nombreux journaux et commentaires relaient l'image d'un pays qui se complaît dans cette activité, cela me laisse pantois. Que les mêmes préviennent gentiment le Botswana qu'il ternit son image alors que ce sont justement leurs analyses erronées de la situation qui jettent l’opprobre sur tout un pays, cela m'embête franchement. Les revenus du tourisme représentent justement l'un des puissants antidotes à l'extermination des éléphants, car ils permettent au gouvernement de lutter contre le braconnage, contre la chasse illégale, et donnent des perspectives économiques aux populations locales. Autrement dit, ne devrait-on pas plutôt se réjouir que quelques fous de la gâchette participent malgré eux au financement de la protection de l'ensemble des éléphants (à environ 40000 dollars le coup de fusil, les retombées financières sont non négligeables pour un pays en voie de développement!) en éliminant certaines bêtes dangereuses (certains éléphants peuvent l'être...) ou malades ?
L'idée de tuer un animal sauvage me répugne, mais face aux problèmes d'érection de nos chers amis chinois et de leur goût douteux en matière de décoration intérieure, ce n'est pas la fragilisation du Botswana, par des commentaires non contextualisés pouvant faire diminuer sa fréquentation touristique, qui aidera ces fabuleux pachydermes, véritable ambassadeur du sauvage.
Je ne sais pas ce qu'en aurait pensé Romain Gary. Une chose est sure, la lecture de Les Racines du ciel nous ouvre des horizons africains à l'infini, nous emporte au-delà de nos conceptions de la nature étriquées, nous libère de nos chaînes invisibles, pour planter à jamais dans nos esprits et nos corps les racines qui nous rallient toutes et tous aux innombrables beautés de la Terre.
Maxime Lelièvre
Et pour d'autres zestes de nature, culture et voyage...
Un beau récit géopoétique de la montagne par Elisée Reclus, qui nous narre aussi bien la géologie que la spiritualité
qui s'y rattache
Si vous souhaitez vous immerger dans le fantastique environnement namibien, rendez-vous sur mon site
Alexandre Lacroix nous invite à repenser notre rapport à la nature, au travers de nos 5 sens, comme un contact constant avec son absolue beauté
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