En voilà une bonne surprise ! Comment mieux parler de la vie sauvage que Jean-Michel Bertrand dans son dernier film Marche avec les loups ? A mi-chemin entre le documentaire animalier d'Arte faisant office de puissant somnifère en début d'après-midi et la grosse production survitaminée qui rappelle davantage un film d'action américain qu'une réflexion sur la nature, Marche avec les loups trouve à mon avis la bonne voie. Les images sont très belles mais l'ensemble du film ne sacrifie pas à un spectacularisme dénué de sens. Attention tout de même, la voix caverneuse et posée du montagnard et quelques longueurs inhérentes au pistage des loups peuvent être néanmoins susceptibles de vous perdre une minute ou deux, mais accrochez-vous, ça vaut le coup jusqu'à l'épilogue. Sorti le 15 janvier 2020, ne tardez-pas !
Comme l'explique l'auteur dans ses interventions publiques, la question du sauvage en France, comme partout dans le monde, est une question éminemment politique. Qui dit politique doit dire appropriation des problématiques par l'ensemble des citoyens. Sans ce préalable, le débat politique a toutes les chances d'être biaisé. Mais qui se soucie dans le fond de la question du sauvage, si ce ne sont les parties prenantes comme les écologistes, les bergers ou les chasseurs ? Bien sûr la majorité des français déclarent se préoccuper de l'environnement, et je les pense sincères. Malheureusement dans cette thématique très globale, la place des animaux sauvages sur les territoires reste souvent absente des discussions.
Je pense que ça paraît aux yeux de beaucoup somme toute accessoire face au réchauffement climatique ou les catastrophes naturelles, alors que cette question philosophique et d'aménagement du territoire me semble en réalité le curseur de notre maturité environnementale. Et puis la nature fait encore peur, notre enfance a été bercée par les histoires du grand méchant loup, des animaux méchants dans la forêt, des guêpes qui piquent, etc. Le sauvage c'est comme les éoliennes : tout le monde est d'accord sur le principe, mais loin de chez soi ! La méconnaissance du monde sauvage, de ses logiques... le voilà le manque de maturité qui ne peut déboucher sur un débat politique sain ; si tant est qu'il y est débat. Qui pourrait se faire une opinion sur les questions de pouvoir d'achat s'il n'était jamais rentré dans un supermarché ? Qui pourrait élaborer des arguments pour ou contre la PMA s'il n'avait jamais fait partie d'un collectif humain tel que la famille ? Qui pourrait avoir une idée de la place à laisser aux animaux sauvages s'il ne connait de ce monde que les zoos et les pigeons du quartier ?
Pourtant les problématiques liées au sauvage sont à la croisée de nos choix politiques, dans le sens large du terme. Quand on sait que l'équivalent de la superficie d'un département français disparaît tous les sept ans sous le béton des « indispensables » centres commerciaux et autres lotissements de maisons individuelles, et qu'une partie importante de nos forêts françaises que l'on croit en bonne santé se résume en fait à des exploitations forestières dans lesquelles même les oiseaux ont préféré déserter (voir le film Le temps des forêts à ce sujet), on comprend sans se forcer que le sauvage ne représente pas un sujet politique de premier ordre.
Jean-Michel Bertrand milite pour un « réensauvagement » de la France, pas seulement dans quelques lieux privilégiés comme les parcs naturels, mais partout, autant que possible. Toute la force de son film réside dans la beauté des images qui nous émeut ; dans son propos pédagogique qui nous éclaire ; dans sa manière de vivre le sauvage qui nous interpelle. A travers son envie de comprendre comment se dispersent les jeunes loups et donc comment l'espèce investit de nouveaux territoires, il nous emporte avec lui dans ses bivouacs en pleine nature, dans ses pistages à la recherche des canidés, dans ses réflexions pleines de sagesse sur le monde sauvage.
Une séquence résume pour moi l'excellence du film. Pour suivre les loups, Jean-Michel Bertrand pose dans les endroits où sont susceptibles de passer les loups des « pièges photographiques », c'est-à-dire des appareils photos se déclenchant lorsque quelque chose passe devant l'objectif. Une petite compilation de scènes bien montées nous montre qu'un même endroit a pu être fréquenté dans la semaine par un couple de randonneur, un chevreuil, un motard et... un loup. Comme nous avons pu le vivre en trek avec Juju lorsque nous avons croisé la route d'un jeune loup, le sauvage, bien que malmené dans notre pays, vit souvent à nos côtés, sans que l'on s'en rende compte, sans poser le moindre problème.
Je ne reviendrais pas ici sur les arguments en faveur de l'arrêt des « prélèvements » de loup en France (l'autorisation d'en tuer une centaine par an sur une population de 500!) car ils sont très bien expliqués dans Marche avec les loups. Mais au-delà de la préservation des prédateurs, Jean-Michel Bertrand, dans la lignée de roman comme Les racines du ciel ou d'essai tel que Sur la piste animale, nous interpelle subtilement sur ce que le sauvage a à voir avec notre humanité.
Comme j'aime à le répéter, l'Homme n'est pas tombé du ciel, il a vécu pendant la très grande majorité de l'histoire de son espèce au même « niveau » que les animaux sauvages. Ce ne sont que l'agriculture il y a 10000 ans puis l'idée de modernité il y a 3 siècles qui ont exclu l'Homme de la nature. La vérité, c'est que l'humain a de tout temps été fasciné par les animaux qui échappent à son emprise, car justement, par leur non asservissement à nos logiques rationnelles, ils témoignent de la magie du monde.
Dans Les âmes sauvages, l'anthropologue Nastassja Martin montre que les Gwich'in (un peuple chasseur-cueilleur amérindien d'Alaska) ne s'extraient pas artificiellement du monde sauvage, mais décryptent plutôt ce qu'il y a de différent et de commun entre l'Homme et l'animal ; ainsi qu'ils voient en chaque animal une individualité et une intentionnalité propre. Par là même ils s'inscrivent dans un Tout, dans un processus plus large qui les dépassent où chaque être est « légitime » de jouer sa propre partition. Si l'animal sauvage nous parle autant, que l'on soit chasseur-cueilleur en Alaska ou parisien, c'est qu'il nous définit en tant qu'humain par son altérité. Sans Autre, comment être Soi ?
Réensauvager nos sociétés modernes ne pourrait-il donc pas être une piste pour répondre à nos interrogations existentielles ou civilisationnelles ? Jean-Michel Bertrand le pense, moi aussi. Mais avant d'en arriver là, la société dans son ensemble doit se sentir concernée et se réapproprier l'idée de sauvage pour que cette dernière puisse infuser dans nos débats politiques. Cet excellent film peut l'y aider grandement !
Maxime Lelièvre
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