Entre Qacha's Nek et Semonkong, le point de départ de notre prochain trek, nous devons emprunter un taxi. Au Lesotho, comprenez un mini-bus sur-bondé dans lequel s'entasse une vingtaine de personne (autant d'arbres et de touristes que dans le pays!). Le plus réjouissant consiste évidemment à commencer le bourrage de la carlingue, stationnée en plein soleil, bien avant le départ. Ce dernier ne s'effectue en fait que lorsqu'un champion de tétris ne serait pas capable de faire rentrer un nourrisson de 2 mois. Mais ne soyons pas difficile sur les quelques cm2 de siège dur qui nous sont alloués, car aujourd'hui nous puons la chance, le chauffeur semble artistiquement parlant ouvert sur le monde. Depuis 3 mois en Afrique, je ne crache pas sur quelques sonorités musicales occidentales. Signe du destin, l'enceinte se trouve pile au-dessus de nos crânes. C'est au premier rang d'un concert de Bonnie Tyler entonnant Total eclipse of the heart, l'oreille collée sur l'enceinte qui pourrait contenter un public de plusieurs milliers de spectateurs, que nous quittons la ville. La porte coulissante ferme à peine, les fils apparents sous le volant s’emmêlent, les vitesses craquent... mais le système audio est flambant neuf !
Le public... heu, les passagers hétéroclites du taxi se laisse tabasser les tympans comme si de rien n'était. Les deux jeunes de devant fixent la route, pendant que le chauffeur fait un peu près tout l'inverse. Un débat endiablé s'engage entre trois seniors du fond. Au milieu les mamans gèrent leurs bambins avec bonhomie. Le tout, bien entendu, dans une ambiance surchauffée puisque apparemment au Lesotho les courants d'air sont perçus comme potentiellement mortels. De temps à autre, le bolide ouvre sa porte coulissante pour expulser ou accueillir un passager, et l'espace de quelques secondes bénies, l'air frais du dehors caresse nos peaux blanches suintantes ; alors que la masse de peaux noires, une fois l'espace de nouveau calfeutré, ne se défait toujours pas de ses parures chaudes... Altérité thermique ?
Après une journée de repos bien méritée (davantage pour récupérer du transfert en taxi que des 6 jours de trek) au Semonkong lodge, l'un des deux spots touristiques du pays en raison notamment de la belle chute d'eau voisine, nous repartons avec notre sac sur le dos pour 3 ou 4 jours de trek en autonomie afin de relier le 2ème hotspot du Lesotho, Malealea. Au sein de ces « bulles » dédiées au confort des touristes internationaux, l'altérité ne paraît pas être au centre de la philosophie du voyage. Cela dit la douche chaude, les petits déjeuners continentaux complets et la wifi nous y font le plus grand bien. L'altérité fatigue à la longue ; quelques pauses sont bienvenues, il faut bien l'avouer. La recherche de l'altérité, c'est un peu comme expérimenter une nouvelle langue en voyage. Au début, la motivation se trouve au diapason, on fait les efforts pour aller vers l'autre et mettre en application dans le réel les cours pris en amont. Puis la résignation devant la difficulté de baragouiner une langue qui n'est pas la notre peut vite se ressentir, pour finalement chercher désespéramment la compagnie réconfortante de bons franchouillards. L'important consiste, dans les deux cas, à persévérer pour que cela devienne à la longue une 2ème nature. Mais pour une expatriation comme pour un voyage au long cours, de brefs retours aux bonnes vieilles habitudes peuvent se révéler salvateurs.
La première journée de marche n'est pas passionnante mais à le mérite de nous plonger dans l'environnement rural du Lesotho. Après les hauts plateaux quasi-désertiques de l'extrême est du pays, nous plongeons au cœur des plateaux un petit peu moins élevés (vers 2000-2400 m) du centre, au cœur de la culture basotho. Entendez par là la culture particulière du peuple bantou sotho ; peuple originaire d'Afrique centrale qui colonisa au XVIème siècle les terres de l'actuel nord-est de l'Afrique du Sud, au détriment de ces habitants ancestraux, les San. Comme souvent dans l'Histoire quelque peu « taquine » de l'Afrique, l'oppresseur sotho s'est retrouvé à son tour oppressé par les Boers, des colons blancs d'originaire néerlandaise ou française... eux-mêmes poussés à l'intérieur des terres par l'envahisseur britannique. Par un jeu d'alliance géopolitique, le roi du Basutoland, Moshoeshoe Ier, obtient la protection de la couronne britannique contre les Boers en 1868, en échange tout de même d'une bonne partie des terres les plus fertiles du royaume ; terres qui seront restituées plus tard à l'Afrique du Sud, donc en quelque sorte aux Boers (oui oui l'Histoire « taquine »). Montagneux, dépourvue d'or et de diamants, l'enclave n’intéresse pas grand-monde, même à la suite de l'indépendance du Basutoland en 1966. Ce sont ses « drôles » d'histoire et de géographie qui explique en grande partie la singularité du Lesotho en Afrique australe, pays dans lequel les traditions semblent encore plus marquées qu'ailleurs.
En marchant dans la montagne, nous rencontrons essentiellement les bergers. Au style vestimentaire inimitable, ils resteront pour nous le visage (ou plutôt la cagoule, j'y reviendrais) du Lesotho. Très nombreux sur les plateaux où l'activité économique principale est l'élevage, ils sillonnent le paysage avec leur troupeau de moutons et leurs chiens, ne laissant que peu place à la vie sauvage. Immobiles, drapés dans leur couverture sombre et dissimulés sous leur cagoule, on a souvent peine à les distinguer de loin des gros cairns qui parsèment l'espace. Au contraire, lorsqu'au milieu de nulle part nous tombons nez à nez avec un « épouvantail vivant » chaussé de bottes, vêtu d'un pantalon en toile de jute et d'une couverture, dont seuls les yeux noirs dépassent de l'ouverture du couvre-chef, et a fortiori armé d'un bâton et de deux chiens peu accommodants, la rencontre peut prendre un caractère anxiogène. Pourtant, très vite, nous nous rendons compte qu'à l'inverse de leur accoutrement peu engageants, les bergers ne nous veulent aucun mal et nous aident même parfois à trouver le chemin à renfort de signes. Les bottes doivent se rendre bien utiles en saison des pluies ; la cagoule, bien que peu gracieuse, protège du vent ; la couverture tient chaud et représente un attribut culturel important au Lesotho depuis que Moshoeshoe Ier en a revêtu une. Reste à savoir ce qui était passé par la tête de ce jeune berger pour se confectionner un pantalon à partir d'un sac en toile... Et dans le fond, pourquoi pas ? Au Lesotho, par nécessité économique et goût de la mode, on cultive le dépareillement vestimentaire ostentatoire, même en dehors des zones rurales. Ce qui esquinte nos yeux d'occidentaux semble être le comble de la « classe » pour eux... Altérité esthétique ?
Au 2ème jour, le paysage est bien plus plaisant. Les courbes se cassent à l'approche de la rivière Ketane pour nous offrir au petit matin un panorama fabuleux sur les chutes du même nom. La veille, nous avons trouvé à dormir chez l'habitant, ce qui signifie dans la plupart des villages sothos chez le chef. Se faire comprendre quant à nos intentions en arrivant dans le village n'est pas mince affaire, mais heureusement, de fil en aiguille, ou plutôt de gosses en cases, nous traitons avec une jeune femme à l'anglais irréprochable. Elle nous mène au chef lorsque celui-ci rentre des alpages. Comme ce sera aussi le cas le lendemain dans le village de Ketanyane, le chef a construit une maison à l'aspect moderne, donc carrée. Nous ne dormirons pas dans une case ronde au toit de chaume comme nous en croisons beaucoup depuis notre arrivée au Lesotho. Le propriétaire est fort sympathique et j'ai toutes les peines à ne pas rire devant ses yeux hallucinés qui partent en cou..., sa coiffe traditionnelle en forme de cloche s'inspirant d'une montagne sacrée basotho, et surtout sa manière de parler anglais en cherchant constamment ses mots et en en mélangeant la plupart. Il insiste tellement pour nous laisser sa demeure que nous acceptons. Nous saurons plus tard que c'est souvent la manière d'accueillir l'étranger au Lesotho : on laisse les clefs (en l’occurrence ici un bâton qui bloque la porte de l'intérieur) et on va dormir ailleurs. A demain matin ! Après cette bonne étape, on s'écroule dans un vieux canapé disposé au fond de la chambre à coucher. Cette dernière semble avoir également une fonction de débarras où le chef entasse un mobilier encombrant, acquis à la ville certainement au prix fort, et complètement inutilisé. La chambre nous sert plutôt de cuisine car nous renonçons au lit si gentiment offert. En effet, nos matelas de bivouac, posé à même le sol dans la grande pièce adjacente parsemée de selles de cheval et de provisions, nous apparaissent comme plus adéquates pour passer une nuit réparatrice.
Emmitouflés dans nos sacs de couchage, nous écoutons un podcast (émission de France radio téléchargée) intitulé L'ascenseur social est-il en panne. Le contexte de la discussion est français, nous sommes au Lesotho... et la maison du chef, « luxe suprême » ici, nous semble tout d'un coup bien vide lorsque les intervenants estiment à demi-mot qu'être un fils d'ouvrier qualifié est un comble de malheur, car on peut difficilement prétendre dans sa vie professionnelle future gagner plus de 1500 ou 2000 EUR... par mois ! Altérité d'échelle (pas d'ascenseur, puisqu'au village l'électricité n'arrive pas encore) ?
A la fin de cette 2ème journée, nous dénichons le même type d'hébergement. Par contre, le lit paraît pouvoir épouser nos dos fatigués pour la nuit et nous pourrons regarder la TV ce soir... Heu, non, un poste de télévision est simplement posé dans la chambre sur un tas de sac de riz, sans prise de courant pour nous dispenser les quarts de finale de la coupe du monde de rugby. Chienne de vie.
A 6h30 du matin, après avoir donné un « petit quelque chose » au chef pour le toit, nous décollons pour une très longue journée de marche, avec le passage du dernier col et la descente interminable sur un nouveau plateau encore un peu plus bas (environ 1800 m d'altitude). A ces altitudes il fait plus chaud. L'effet conjugué de la sécheresse et des falaises de grès orangées donnent au paysage des airs de grand ouest américain. Le basalte des hauts plateaux a définitivement laissé la place aux couches géologiques plus anciennes, pour notre plus grand bonheur. La perspective des vallées taillées dans le grès remontant vers les montagnes basaltiques de la région de Semonkong est du plus bel effet ; et partout des villages fleurissent (à défaut des arbres, toujours grand absent à cause de la surexploitation forestière) au milieu des champs aux terres rouges, attendant la pluie si désirée.
Mais nous nous rapprochons dangereusement de Malealea, hotspot touristique comme je le définissais plus haut. Et en Afrique, souvent, qui dit tourisme dit enfants pot de colle. Probablement habitués aux occidentaux ou sud-africains soulageant leur mauvaise conscience en distribuant quelques « cadeaux », des grappes de bambins nous suivent pendant plusieurs centaines de mètres. « Give me some chips ! », crois-je entendre. J'ai beau leur signifier, en français il est vrai, que je n'ai pas de friteuse dans mon sac pour leur préparer de bonnes frites bien grasses, ils continuent. « Give me some swips ! ». Ah, ils ne sont en fait pas amateurs de frites, ça m'étonnait aussi, mais de quoi ? « Give me some sweets ! ». Ok. Ce petit, à l'accent digne d'un trader de la City londonienne, nous permet de comprendre qu'il s'agit de bonbons. Comme j'ai atrocement besoin d'une boisson fraîche, je leur demande « Give me one coke ! ». Bizarrement ça ne marche pas, nous ne ferons définitivement pas de troc avec les petits basothos.
Inutile de spécifier que je me moque gentiment de ces gosses mais que je ne leur en veux pas, ils n'y peuvent rien. En 2019, il devrait aller de soi qu'il ne faut pas donner directement à l'emporte-pièce quoique ce soit aux enfants croisés ici et là dans le monde, aussi bien en Finlande qu'au Lesotho. Et pourtant, force est de constater que certains persistent dans cette mauvaise habitude, malgré les mises en garde répétées des ONG et des bonnes agences de voyage. Dommage pour les enfants...
Notre voyage ne se termine pas à Malealea, nous poursuivons ensuite vers la très sympathique petite ville de Morija et le parc de Tsehlanyane. Cela dit, en ce qui concerne le trek itinérant, c'est fini. Je désirais le raconter, notamment pour mettre en évidence cette notion d'altérité en voyage.
Vous l'aurez compris, il y avait un zeste de second degré dans cette mise en avant de notre périple comme modèle d'altérité. Cependant, nous constatons depuis quelques années que marcher de la sorte, sans être enfermés dans un plan de bataille strict et ouvert à l'idée de se laisser guider par les opportunités du contexte local (aussi bien culturel que naturel), ouvre des portes quasi-infinies pour vivre des expériences variées. Rencontrer l'altérité en voyage, c'est souvent aussi simple que d'avoir chaud quand il fait chaud, au lieu de passer une semaine sous la clim' de l'hôtel ; ou de se coucher à 20h parce que la population locale en montagne entretient un rythme solaire. Evidemment, l'aspect physique et un peu aventurier de nos 2 treks n'est pas transposable pour tout le monde, mais à travers ce texte j'espère avoir mis en lumière le fait que l'altérité se cache un peu partout et prend des formes très diverses, à condition d'y être réceptif.
De même que les œuvres culturelles dont je parle à travers le site mettent en avant un rapport à la nature décentré des logiques modernes, je pense que le voyage peut être un formidable moyen, pour ceux qui le souhaitent, de s'ouvrir de nouvelles perspectives sur le monde. Au Lesotho comme en France, en trek comme dans bien d'autres manières de découvrir, le voyage est un outil extraordinaire pour comprendre, mais surtout pour ressentir ce qui gravite autour de nous selon un autre prisme que celui que l'on adopte au quotidien. Que ce soit dans la nature ou au cours d'un voyage (ou les deux en même temps), la personne sensible à l'altérité pourra a priori vivre plus intensément son expérience car elle n'aura pas pour objet principal d'attention soi-même (c'est un peu contradictoire, mais c'est souvent le cas).
Pour moi, écologie et tourisme responsable ont ce point commun qu'ils appellent l'individu à décentrer sa vision du monde pour sentir l'environnement culturel et naturel avec plus d'acuité. Regarder les antilopes gambader dans la montagne (ou les chamois en France), partager une discussion en anglais incompréhensible avec un chef basotho (ou avec un vieux paysan alpin), dormir sous le ciel immense des hauts plateaux désertiques (ou sous la voûte d'une forêt de pins sylvestres), chercher l'hospitalité de temps en temps... Autant d'expériences qui dépassent le cadre du Lesotho (pays que nous avons par ailleurs adoré) pour avant tout nous connecter avec ce qui diffère de notre « ADN » de modernes occidentaux ; pour faire l'expérience d'un monde qui ne tourne pas uniquement selon nos propres représentations.
A charge de le transposer dans le vie de tous les jours, notamment au travers d'un nouveau rapport à la nature...
Maxime Lelièvre
Et pour d'autres zestes de nature, culture et voyage...
Découvrez ici la première partie de notre trek itinérant au Lesotho, une spectaculaire traversée en autonomie entre le Sani Pass et le parc du Sehlabathebe
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